Mais François Simon (que les intimes nomment Michel, de son prénom de naissance) est aussi le fils de Michel Simon (qui, lui-même, s’appelait en réalité François à la naissance), genevois devenu véritable monstre sacré du cinéma (repéré par Jean Renoir) et du théâtre français (formé lui aussi par Pitöeff).
François côtoie Jean Vilar (fondateur du Théâtre national populaire et du Festival d’Avignon), et Jean-Louis Barrault. Il est amoureux fou du théâtre et a crée sa compagnie (même plusieurs) : il est prêt. Il engage vingt comédiens, s’engage lui-même, sa femme Jutta Jingero, qui est danseuse, ainsi que leur fille Maya, qui donnera le prologue, et commence les répétitions avec fougue, corps au vent. La presse, au lendemain de la première, s’enthousiasme et parle d’une « réussite parfaite dans le ton, les mouvements, les éclairages, les jeux de scène » (Isabelle Vichniac, Combat, Paris, 4 septembre 1957). Elle évoque une mise en scène « intelligemment pensée et réalisée, qui ne relâche à aucun moment toute sa densité » (« Ca. », Le Courrier, 2 septembre 1957). La carte est jouée, elle ne sera que la première. Il a autour de lui de jeunes comédiens et comédiennes au talent incontestable, parmi lesquels Philippe Mentha, qui tient les premiers rôles au Grenier de Toulouse. Lui s’est formé à Genève auprès de Nora Sylvère[1], (1951-1953) et à Paris de Tania Balachova (1953-1955)[2]. En compagnie de Pierre Barrat le groupe se met alors à la recherche d’une salle où s’implanter de façon permanente et c’est Louis Gaulis, futur auteur maison, qui déniche à Carouge la Salle du Cardinal-Mermillod, ancienne chapelle transformée en salle de paroisse désaffectée et vouée à la démolition. En réalité, le lieu avait été, avant d’être une église, un ancien dépôt de bières, puis un cinéma. Autant dire qu’il était favorable à la mue. Marier une église à un théâtre est un coup de maître, le rapport scène-salle y était miraculeux. Judith Malina, du Living Theater qui y a produit Antigone (voir les années 66-67) en garda le plus beau souvenir de sa carrière. La famille s’y installe et prend le nom de : Théâtre de Carouge. En 1957, on fait ainsi de ce qui était promis à la ruine, un élan. On poursuit une histoire, même si d’aucuns lui promettent la noyade. Allons donc, ouvrir un théâtre aux faubourgs de la ville, dans la commune de Carouge peuplée d’ouvriers et d’artisans… Et pourtant. Ce jour-là un grand théâtre est né.
Le photographe Jean Mohr immortalise les premières répétitions, en plein hiver. Les comédiennes et comédiennes grelottent, mais rien n’arrête une troupe qui a faim de jeu. Le premier spectacle sera un Shakespeare, La nuit des rois (1602). Il pose l’identité du théâtre : présenter des oeuvres dans leur intégralité en s’appuyant sur les ressources propres aux arts de la scène. Servir par l’acte de la représentation un texte, en en respectant l’intégralité. Les premiers soutiens sont rares. Radio-Genève fait vivre les comédien.ne.s par ses « dramatiques » enregistrées chaque matin, la Télévision suisse romande diffuse en direct La nuit des rois, rejouée pour elle dans son studio, mais ce sont des aides encore indirectes. Par la suite le Conseiller d’état socialiste Jean Treina accordera une petite somme d’aide. La feuille de salle déroule la distribution, expose la musique, ainsi que sur deux pages la vie de Shakespeare et son contexte culturel. Le 30 janvier 1958 à 20h45 à Carouge résonnent alors les premiers mots :
ACTE I
Scène 1
[Musique.]
Entrent Orsino, le duc d’Illyrie, Curio, et d’autres seigneurs.
Le duc –
Si la musique est nourriture d’amour, joue encore,
Donne-m’en à l’excès afin que, rassasié,
Mon appétit languisse et meure.
Les moyens sont restreints mais Hélène Cingria, dans un article des Lettres Françaises de la fin 1957 y repère le signal d’une renaissance du théâtre à Genève. Durant les premières années, les costumes seront parfois loués à des maisons (pour les vêtements historiques) parfois réalisés à partir de rien, de chutes, de toiles de jute (colorées avec de la peinture pour carrosserie) qui râpent la peau et font transpirer les corps. Mais le destin accomplira le vœu : initialement attribué pour six mois, le bail de ce premier théâtre carougeois sera renouvelé.
1957-1962 sont les années durant lesquelles François Simon et Philippe Mentha, principaux metteurs en scène, développent l’identité singulière du Théâtre de Carouge et fidélisent le public. Il est ce théâtre « à la pointe de la vie » voulut par François Simon, et propose un répertoire d’œuvres classiques autant que modernes* (Shakespeare, Goldoni, Tchékhov, Gorki, Brecht, mais aussi Beckett, Frisch ou Ionesco) et créations d’auteurs locaux (Louis Gaulis, Walter Weideli, José Herrera Petere). Qui s’en surprendra : la force y tient alors déjà aux talents des interprètes.